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1/ "Résistance, révolte, quelle action?"

A première vue Socrate, le philosophe qui accepte de mourir et se fonde pour cela, si l'on en croit Platon, sur le respect des lois de sa cité, ce philosophe n'est pas une figure qui puisse prendre place dans la galerie des contestataires ou des réfractaires qu'on attendrait à l'occasion d'une thématique définie comme : "Résistance, révolte, quelle action?".

En effet, s'il peut arriver qu'on meure pour protester, et les exemples illustres ne manquent pas, il semble pour le moins inattendu de mourir par respect des lois.

Qu'on en juge plutôt : à près de 70 ans, au moment où sa cité d'Athènes vient de perdre non seulement une guerre, mais le sens même du projet qui provoquait cette guerre, Socrate se voit intenter un procès. On connaît mal les trois accusateurs, Mélétos, Anytos et Lycon, et l'on ne sait par conséquent rien des motifs qui les ont poussés. On sait cependant par Platon qu'ils se sont mis à trois pour pouvoir éventuellement faire face à un échec du procès. En effet, dans un cas comme celui-ci, lorsque l'accusateur n'obtenait pas au moins un cinquième des voix du tribunal, il était lourdement mis à l'amende (Ap.36a7-b2). Contenu de l'accusation : "Socrate est coupable de corrompre la jeunesse, de ne pas reconnaître les dieux de la cité et d'introduire des divinités nouvelles" (24b). C'est en tous cas l'accusation officielle, mais Platon souligne bien qu'il y avait une accusation plus ancienne et plus diffuse, qui tenait à une impopularité de Socrate et du milieu des intellectuels, impopularité qui explique, bien des années plus tôt, le choix de Socrate comme sujet de la comédie des Nuées d'Aristophane.

 

Sur ce point, Platon lui fait dire dans l'Apologie, discours que Socrate aurait prononcé à son procès : "Les accusateurs que je crains le plus sont ceux qui se sont emparés de vous depuis l'enfance et vous ont convaincus avec des contrevérités à mon sujet : il y aurait un certain Socrate, un intellectuel, qui raisonne sur ce qui se passe dans le ciel et fait des recherches sur tout ce qui est sous la terre, qui retourne un raisonnement faux pour le faire l'emporter sur un raisonnement juste" (Ap.18b4sq).

 

Selon les procédures habituelles à Athènes, il comparait devant des juges qui sont une émanation de l'assemblée "populaire" (entendez par là l'ensemble des citoyens masculins de condition libre), une assemblée qui cumulait ainsi les pouvoirs que nous nous ingénions à séparer : législatif, exécutif, judiciaire. Dans un cas comme celui de Socrate, on estime que cette assemblée de juges comportait 501 personnes.

 

La loi athénienne ne prévoyait pas de peine fixée à l'avance pour un cas comme celui-là. Socrate est donc convoqué comme accusé dans un procès du type appelé un "procès d'évaluation" (O36;γP60;ντιμητP57;ς), c'est-à-dire un procès dans lequel la peine était laissée à l'évaluation. L'accusation proposait une peine et le condamné pouvait une proposer une autre. Le nombre élevé des juges, on l'aura compris, garantissait l'impossibilité matérielle de les corrompre.

 

Il fallait deux votes : un premier vote pour déterminer si, aux yeux du tribunal, l'accusé était ou non coupable. Dans le cas de Socrate, la réponse sera oui.

 

Un second vote s'imposait alors, si l'accusé reconnu coupable entendait proposer une autre peine que celle qu'avait réclamée l'accusation. Dans le cas de Socrate, la peine requise était la mort. Socrate pouvait alors proposer une alternative et le tribunal devait choisir l'une ou l'autre des peines, sans que la possibilité lui soit laissée de proposer lui-même une troisième peine qui lui aurait semblé préférable.

 

On se souvient de l'attitude qui fut prêtée à Socrate lorsqu'il se trouva condamné à mort et sollicité de proposer une peine alternative. Selon Platon, c'est de peu que le tribunal populaire avait décidé sur la question de la culpabilité de Socrate : "si trente voix seulement s'étaient trouvées de l'autre côté, j'étais acquitté" (Apol.36a). Mais le voilà condamné, et s'il ne propose pas d'alternative, c'est la peine requise par l'accusation qui sera retenue, à savoir la mort. Socrate aurait alors commencé par une sorte de défi, proposant d'être nourri à vie aux frais du public dans le prytanée, une faveur que recevaient par exemple les vainqueurs aux jeux olympiques.

 

Dans le discours que lui prête Platon, Socrate déclare mériter cette faveur pour les services qu'il a rendus à la cité d'Athènes en contraignant ses interlocuteurs à réfléchir. Cependant, pour se montrer respectueux des usages, et après avoir considéré l'exil comme impraticable (on pense que c'était ce que visaient en fait ses adversaires), il propose pour peine une amende de trente mines, somme qu'il ne possède pas mais dont se portent garants quelques-uns de ses amis, dont un certain Platon.

 

Une mine, c'est l'équivalent de 432 grammes d'argent. 432grammes d'argent valent aujourd'hui 422 CHF, 30 mines vaudraient donc 12.660.-CHF, ce qui ne paraît pas une somme bien considérable, sauf si on la rapporte aux coûts de l'époque : la mine vaut cent drachmes et une drachme est le salaire d'un ouvrier pour une journée de travail.

 

C'est donc l'équivalent de trois mille journées de travail qui est proposé (soit plus de neuf ans de salaire si l'on tient compte des jours fériés athéniens), ou encore, comme on le sait par Aristote, le rachat de trente prisonniers de guerre. La somme est donc vraisemblable, et si le tribunal a décidé d'en délibérer, c'est qu'il considérait que l'accusé ne se moquait pas du monde. A titre de comparaison, chaque juge du tribunal recevait une indemnité journalière de trois oboles, soit la moitié d'une drachme. La somme proposée correspondait par conséquent à ce qu'un membre du tribunal pouvait espérer gagner en indemnités s'il siégeait sans interruption (ce qui n'était pas possible) pendant plus de dix-neuf ans (toujours en tenant compte des jours fériés).

 

Cependant, c'est sur le plan philosophique que le versement envisagé de cette amende présente un aspect intéressant et qu'il convient de souligner. En effet, Platon fait dire à Socrate qu'en payant cette somme, en effet,  il ne subirait aucun dommage (38b οP16;δP50;νγP48;ρO38;νO52;βλP49;βην). Il y a dans cette remarque et dans l'enchaînement à l'intérieur duquel elle est présentée un indice de cohérence éthique : n'ayant jamais fait volontairement de mal à quiconque, Socrate ne saurait s'en faire à lui-même; il est par conséquent nécessaire que cette amende, qu'il doit proposer lui-même, réponde à ce critère et ne soit donc pas de nature à lui causer du tort, notamment aussi en le mettant en contradiction avec ses propres convictions éthiques.

 

On connaît la fin de l'histoire : Socrate condamné à mort, conduit dans une prison où il attend l'exécution de la sentence. C'est alors que nous sommes confrontés à l'image paradoxale du sage qui choisit de mourir par respect des lois. En effet, dans le dialogue intitulé Criton, Platon nous présente une discussion entre Socrate et Criton, discussion qui se déroule le jour même où Socrate va mourir (je vous passe les détails). Criton insiste pour faire évader Socrate, qui pourrait aller vivre en exil le reste de ses jours, hors d'atteinte des tribunaux athéniens.

 

Les raisons pour lesquelles Socrate refuse cette solution sont exprimées dans le célèbre passage de la "prosopopée des lois" : pour convaincre Criton, son interlocuteur bien intentionné, qu'il n'a nulle intention d'accepter ses offres de le faire évader pour échapper à la mort, Socrate se livre à une mise en scène imaginaire. Personnifiées, les lois d'Athènes lui apparaissent et s'adressent à lui, et c'est donc le fameux segment du dialogue qu'on désigne par le terme de Prosopopée des lois, une prosopopée étant, littéralement la "fabrication d'un personnage" (petit détail pour les études genre : les lois sont féminines en français, elles sont au masculin en grec, et si l'on voulait conserver ce masculin en français, on pourrait songer à traduire le mot, νP57;μος, par "Usage codifié").

 

Les lois tiennent alors un discours auquel il ne sera pas possible de répliquer, et qui écarte toute possibilité de fuite devant la sentence du tribunal. En substance, ces nobles personnages rappellent à Socrate que c'est grâce à leur existence qu'il a reçu une bonne éducation, mené une vie telle qu'il acceptait de la mener, puisqu'il a maintenant 70 ans et n'a jamais songé à partir vivre ailleurs sous d'autre lois, ce qui lui aurait été possible. Bref, s'il encourait le ridicule de fuir à présent qu'il est condamné, il donnerait amplement raison à ses juges, car il serait un destructeur des lois mêmes auxquelles il doit la vie qu'il a pu mener, lui et sa famille, dans la cité d'Athènes. Impressionné par cette "prosopopée", Criton renonce, et Socrate mourra.

 

Dans le dialogue intitulé Phédon, qui a pour cadre la prison de Socrate, et qui nous décrit ses derniers instants, on trouve les arguments en faveur de l'immortalité de l'âme qui auraient permis à Socrate de mourir dans la sérénité. On a même parlé dans l'antiquité de personnes qui se seraient donné la mort après avoir lu ce dialogue. C'est un point sur lequel nous n'insisterons pas ici. Considérons seulement que Socrate meurt pour obéir aux lois d'Athènes, alors qu'il avait la possibilité de leur échapper.

 

Et pourtant, le procès lui-même semble intenté à Socrate en raison d'une attitude de contestation fondamentale, tant sur plan intellectuel que, occasionnellement, sur le plan politique. Nous considérerons ainsi brièvement:

 

Sur le plan politique : le refus occasionnel d'obéir au pouvoir en place.

Sur le plan intellectuel : la "mission" delphique dont il s'est senti investi.

 

Auparavant toutefois, cet intéressant paradoxe platonicien du sage qui résiste et obéit tout à la fois mérite qu'on se livre à une petite remontée dans le temps.

 
 
*************
 

2/ Considérons ce qu'on pourrait appeler le passé "contestataire" athénien :

 

En effet, si l'on se pose la question de savoir d'où sortent ces lois si solennellement mises en scène dans le Criton, on est conduit à se pencher sur un passé tumultueux.

 

Une partie importante de ce que l'on sait à leur sujet nous vient d'un texte qui est miraculeusement revenu à la lumière du jour à la fin du XIXème siècle : la Constitution d'Athènes d'Aristote, un papyrus qui se trouve désormais au British Museum.

 

Pour simplifier, nous ferons l'économie d'une discussion qui consiste à se demander si ce texte est bel et bien d'Aristote. En effet, peu importe ici, car les informations qu'il contient ne gagnent ni ne perdent en rien de leur intérêt selon qu'elle viennent ou non d'Aristote. Tel qu'on l'a retrouvé en Égypte, ce texte fut recopié au premier siècle de notre ère au dos de rouleaux qui avaient d'abord servi à une comptabilité agricole. Sa première publication moderne date de 1891. (p.102 n°60 de Turner), et il n'a cessé de soulever depuis lors une immense littérature de commentaires.

 

Il n'est pas question d'entamer un exposé complet du contenu de ce texte, mais j'y relèverai un trait qui touche directement la problématique qui nous intéresse, à savoir la résistance et la révolte.

 

Dès les premières pages conservées du document, le lecteur est plongé dans un récit historique. On se trouve en fait devant une séquence d'événements chaotiques : le peuple se soulève. On est au tournant du -7ème et du -6ème s. Sous la législation de Dracon, la situation est devenue intenable à Athènes, une oligarchie tient la cité, les pauvres sont potentiellement ou réellement esclaves des riches : en effet, ils peuvent être réduits à l'esclavage, eux, leurs femmes et leurs enfants, s'ils se trouvent dans l'impossibilité de payer leurs dettes. On voit alors surgir un personnage qui deviendra la figure emblématique de la législation athénienne :

le sage Solon, qui va trancher entre les endettés et leurs riches créanciers. Pour ce faire, il dira dans l'un de ses poèmes conservés qu'il s'est battu "comme un loup au milieu d'une meute de chiennes". Voilà en effet un personnage dont on peut dire que la résistance et la révolte sont des traits fondamentaux. En -596, il impose une solution à la crise que traverse la cité d'Athènes et cette solution a le dangereux mérite de déplaire à chacune des deux parties en présence. En effet, choisi comme arbitre en raison de sa réputation de sagesse, il annule les dettes des pauvres, ce qui rend furieux le parti des oligarques, mais d'un autre côté il refuse l'idée d'une redistribution du sol, qui était l'une des attentes des paysans endettés. Ayant établi une nouvelle constitution, il fait publier les lois par écrit (une nouveauté signifiant que chacun pouvait avoir accès au texte), les fait admettre pour valables pendant cent ans et s'exile pour l'Égypte.

 

On constate que ce législateur, devenu figure mythique de la démocratie, référence traditionnelle, commence par se comporter en résistant, faisant l'unanimité contre lui après avoir été choisi par tous. Il légifère à contre-courant et réunit d'une certaine manière en une personne les deux figures à la fois de l'homme de pouvoir et de son opposant.

Notons au passage que l'Athénien n'en est pas avec Solon à la première des contradictions qui entourent les figures mythiques de son système politique. La manière dont Sophocle met en scène le roi Thésée dans sa dernière tragédie, Oedipe à Colone, présente la même ambivalence.

 

Thésée est simultanément roi et fondateur du comportement démocratique qui préside aux institutions d'Athènes.

 

Et la série se poursuit dans la partie historique de la Constitution d'Athènes avec des constitutions qui s'enchaînent au gré des guerres qui modifient les rapports des citoyens, au gré des jeux de pouvoir menés entre les institutions et les segments de la société dont elles sont principalement issues. La Constitution d'Athènes en énumère onze (ch.41) en tout depuis les origines, la onzième étant considérée comme un retour à la démocratie après les événements qui marquèrent la guerre contre Sparte, et c'est la constitution sous laquelle se déroule le procès de Socrate.

 

On dira par conséquent que les lois athéniennes, que Socrate fait surgir personnifiées devant son interlocuteur Criton, comportent un élément de dynamique contestataire présent dès leurs origines, en tous cas leurs origines telles qu'elles sont rapportées dans le discours que la démocratie athénienne se tient à elle-même pour se justifier.

 

Passons des institutions aux personnes. On observe que ce même discours "officiel" sur les lois va charrier avec le temps d'autres traces de résistance, liées à des actions de particuliers qui marquent de leur empreinte la nature des lois.

 

C'est ainsi que les "meurtriers du tyran" ("tyrannoctones") deviennent des héros de la démocratie. En effet, au -6ème s. la constitution avait dévié vers l'arrivée d'une tyrannie, celle des Pisistratides Hippias et Hipparque. Harmodios et Aristogiton assassinent le tyran Hipparque dans le cadre d'un conflit privé, mais délivrent ainsi Athènes de cette forme de gouvernement tyrannique vers quoi la démocratie solonienne avait dévié.. Leur acte d'héroïsme ouvre la voie à la constitution de Clisthène.

 

Parmi les figures héroïques d'Athènes, sous la constitution de Clisthène et dans le cadre des guerres médiques (début du -5ème s.), deux héros font figures de personnages qui tranchent avec les conventions et s'opposent aux usages : Miltiade, le vainqueur de Marathon, et Thémistocle, vainqueur de Salamine

 

Miltiade est présenté chez Hérodote comme un aventurier au passé controversé, accusé de s'être comporté en tyran en Chersonèse, et qui entretient avec le peuple athénien des rapports ambigus. Il est néanmoins l'un des hommes qui assureront le triomphe d'Athènes. Hérodote l'oppose directement aux figures de nobles conservateurs qui, lors de la même invasion perse, trahissent et perdent la cité grecque d'Érétrie alors que Miltiade sauve Athènes.

 

Thémistocle, le vainqueur de Salamine et à ce titre le sauveur de la Grèce, nous est également présenté comme un homme politique qui se situe à contre-courant. Non seulement il a dû affronter des conservateurs pour imposer sa politique navale grâce à laquelle il a été possible de repousser les Perses, mais il s'est finalement opposé aux projets des Grecs (Hdt 8.109), et ses dons de ruse et de clairvoyance (Thuc.1.138.3) lui vaudront, après sa condamnation à l'exil par ostracisme (-471), de devenir conseiller du roi de Perse qu'il avait combattu.

Mobilité du tissu des lois, mise en évidence de personnages devenus symboliques parce qu'ils ont résisté et se sont opposés aux courants majoritaires du pouvoir, voilà des traits qui connotent de manière évidente les augustes lois qui prennent la parole dans le Criton pour convaincre Socrate de ne pas se soustraire à sa condamnation à mort.

 

Il y a plus encore : une institution athénienne fait de la contestation en mouvement sa raison d'être, et c'est le théâtre, né et présenté dans le cadre du culte de Dionysos.

 

Le lien entre le théâtre et la politique athénienne ne saurait être mieux illustré que dans le cas célèbre de l'Orestie d'Eschyle.

 

Représentée en -458, cette oeuvre majeure du théâtre aborde des points essentiels de l'éthique et de la religion au travers de la légende des Atrides. Il se trouve cependant qu'en plus de valeurs qu'on pourrait qualifier d'intemporelles, comme l'est celle de la justice démocratique se substituant à la loi de la vendetta, cette trilogie défend au moins une des thèses politiques qui ont caractérisé la réforme d'Ephialtès. Ephialtès, qui a payé de sa vie la réforme qu'il a imposée, s'en est pris systématiquement aux pouvoirs du conseil dit de l'Aréopage, et la dernière des tragédie de la trilogie de l'Orestie, Les Euménides, comporte justement une action, le jugement d'Oreste meurtrier de sa mère, dans laquelle les pouvoirs de l'Aréopage sont redéfinis et sérieusement limités. Ce conseil, au départ extrêmement puissant, se voit finalement réduit à une spécificité: sa compétence ne s'étend plus que sur les "crimes de sang", à savoir les crimes commis contre une personne du même sang, comme c'est justement le cas d'Oreste tuant sa mère Clytemnestre pour venger son père Agamemnon.

 

Cette prise de position d'un poète tragique dans la lutte politique athénienne, la manière dont Eschyle soutient ici la résistance à la compétence ancienne d'une assemblée vénérable, tout cela attire l'attention sur le théâtre lui-même conçu comme une sorte d'institution de la résistance à l'intérieur de la cité. En effet, si Shakespeare a pu faire dire à son personnage d'Hamlet que le théâtre est un miroir du monde (mais il le dit pour s'en servir comme d'une arme...), ses prédécesseurs tragiques d'Athènes l'auraient conçu plutôt comme un moteur, et comme un moteur agissant sur le changement.

 

Tout d'abord, il faut rappeler que le théâtre athénien de l'époque classique se déroule dans le cadre de fêtes religieuses en l'honneur de Dionysos, et que Dionysos est le dieu qui maintient dans le cadre des cultes de la société athénienne ce qu'on pourrait appeler la part de désordre nécessaire au maintien de l'ordre (cette définition est de Jean Rudhardt).

 

Sans entrer en détails dans des analyses de la tragédie selon lesquelles le choeur fonctionnerait comme l'expression de la sagesse commune des spectateurs cependant que les parties dialoguées apporteraient la contestation des valeurs reçues, il suffira d'évoquer des figures célèbres comme celles de l'Antigone de Sophocle ou encore les Troyennes d'Euripide pour se convaincre que la tragédie athénienne est une véritable institution de la contestation (on se rappelle du reste que Jean-Paul Sartre, pour contester toutes les guerres coloniales, a trouvé un instrument directement utilisable dans Les Troyennes d'Euripide, dont il a produit en 1965 une adaptation très proche de l'original. Voilà pour la tragédie.

 

Quant à la comédie, elle est ouvertement un instrument de contestation du pouvoir et de tout ce qui peut être ressenti comme proche des dirigeants de la société. C'est ainsi que Socrate lui-même s'est trouvé la cible d'Aristophane dans la comédie intitulée Les Nuées (-423). Il est clair qu'Aristophane n'en voulait pas à Socrate comme personnage privé, mais qu'il en a fait le symbole d'une intelligentsia proche de certaines tendances du pouvoir politique et que la majorité des citoyens voyaient d'un mauvais oeil.

 

Devant ce rôle institutionnel du théâtre d'une part, et compte tenu des espoirs déçus de Platon dans le monde du théâtre, on peut se demander si l'institution du "conseil nocturne" dans Les Lois ne tient pas en partie ce rôle de la contestation permanente. On y reviendra.

 

On s'aperçoit donc que les lois auxquelles Socrate veut obéir en acceptant sa mise à mort sont l'aboutissement de multiples soubresauts, d'une série de contestations de lois précédentes d'une part, et, de surcroît, de l'existence d'une contestation permanente sous la forme du théâtre patronné par Dionysos, dieu du désordre.

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3/ Dira-t-on que, de ce simple fait, obéir à la loi c'est se livrer déjà à une forme de contestation?

 

Le sophisme, au sens dépréciatif du terme, serait évident. Si Socrate nous semble se montrer très rigoureusement conforme au modèle du citoyen soumis aux lois, on n'oubliera pas deux traits essentiels par lesquels il s'est distingué et qui nous le montre résistant à contre-courant. Tous deux sont rapportés par plusieurs sources antiques et notamment par l'Apologie de Socrate .

 

Le premier de ces traits (32d), c'est le refus opposé par Socrate aux "Trente tyrans" dans l'affaire de l'arrestation de Léon de Salamine. Le régime oligarchique des "Trente Tyrans" avait été établi par les vainqueurs Spartiates de la guerre du Péloponnèse. Pendant leur courte période de pouvoir, ces magistrats à la solde de l'ancien ennemi d'Athènes avaient causé des dégâts considérables. Au moment du procès de Socrate, ce régime a été renversé depuis quatre ans déjà, mais ce qui s'est passé laisse des traces. Socrate est soupçonné d'accointances avec les tyrans. Il importe par conséquent de mettre en avant tout ce qui peut le distancer d'avec ce passé désormais honni. C'est ainsi que Socrate rappelle comment il a résisté au pouvoir en place lorsque les Trente lui ont intimé l'ordre de faire partie d'une délégation chargée d'aller à Salamine procéder à l'arrestation d'un démocrate que les Trente voulaient mettre à mort : "les quatre autres membres de la délégations sont partis pour Salamine, mais moi je suis rentré chez moi".

 

S'il n'a pas payé de sa vie cet acte de désobéissance civile, c'est peut-être qu'il était protégé par ses relations avec certains des Trente.

Mais cet acte n'est pas isolé, et Socrate a résisté sous un autre gouvernement d'Athènes : on était encore en démocratie lorsque se déroula le procès des généraux vainqueurs aux îles Arginuses (-406). Dans la même ligne de résistance, Socrate, qui par le jeu des institutions athéniennes s'est trouvé parmi les personnes qui devaient condamner les généraux vainqueurs pour avoir abandonné des cadavres en mer à cause de la tempête, Socrate s'est opposé à cette condamnation, seul contre tous, parce qu'il estimait que les lois étaient bafouées par cette décision (une décision qui fut néanmoins exécutée).

 

Une ligne se dessine donc : l'opposition, au nom des lois, à la ligne dominante du pouvoir ou de l'opinion, même si elle est réputée s'appuyer sur les lois et alors même que les lois sont l'acquis d'une lutte chaotique et quasiment continue. Le pouvoir est distinct des lois.

 

Voilà pour le premier trait de Socrate en réfractaire.

 

Le deuxième trait est de loin le plus important, car c'est celui-là même qui vaut à Socrate son impopularité auprès de la plupart, c'est le trait qui nourrit la fameuse "première accusation", diffuse et insaisissable, dirigée contre lui et qu'on pourrait définir comme une résistance systématique à la "pensée commune".

 

Dans les termes que lui prête Platon, Socrate se voit investi d'une mission qui consiste à faire réfléchir ses concitoyens. L'oracle de Delphes ayant répondu à l'Athénien Chéréphon que personne n'était plus sage que Socrate (21a), ce dernier constate tout d'abord que l'oracle ne saurait mentir, mais ne comprend pas ce qui fait de lui le plus sage des Athéniens.

 

A la recherche d'un plus sage que lui, dont l'existence pourrait démontrer que l'oracle se trompe, Socrate s'aperçoit alors que les prétendus sages ne sont sages que d'apparences, du fait qu'ils s'imaginent savoir ce qu'en fait ils ne savent pas.

 

La supériorité de Socrate réside par conséquent, à ses propres yeux, dans le fait qu'il sait qu'il ne sait pas, et il en tire le sentiment d'une mission divine : révéler à ses semblables qu'ils croient simplement savoir ce qu'en fait ils ne savent pas. Il en résulte un comportement dont nous avons des reflets contrastés :

 

D’une part, Platon et Xénophon nous montrent un Socrate qui aborde des vedettes intellectuelles pour leur poser courtoisement des questions qui finissent par les embarrasser. En général, la discussion commence avec des compliments adressés à l'interlocuteur par Socrate, puis elle se poursuit dans un jeu de questions et de réponses qui a généralement pour résultat la déroute de l'interlocuteur en même temps que celle de son illusion de savoir.

 

D'autre part, à côté de ce reflet de l'activité de Socrate offert par des gens qui écrivent après sa mort, nous avons le reflet offert de son vivant par la comédie des Nuées d'Aristophane. On y voit un personnage conforme à ce qu'était un type de la comédie, le savant décalé, sorte de professeur Tournesol, mais un Tournesol qui serait dangereux pour la société parce qu'il met en doute les croyances et l'éducation traditionnelle.

 

A travers Socrate, il est certain qu'Aristophane mettait en cause les savants de l'époque. Il s'agit là de personnages que nous considérons aujourd'hui comme fondateurs d'une forme de raisonnement scientifique, tel Anaxagore, par exemple, qui soutenait que la lune, le soleil et tous les corps célestes sont des rochers (DK t.2, p.16.16-17), que la lune est plus proche de nous que le soleil et n'émet pas de lumière propre, mais reçoit la clarté du soleil (ibid.21-24) qui est une "masse embrasée" (ibid.p5.), que l'éclipse de lune est causée par l'interposition de la terre (DK t.2, p.16.24-25). Bref, il osait parler en termes matériels d'un domaine tenu pour réservé aux dieux. Ces enseignements, bien évidemment tenus pour impies, lui valurent une condamnation à mort. Pour lui échapper, il dut quitter Athènes, une Athènes où ses élèves s'appelaient Euripide, Périclès, Socrate,....Or, justement, sur la scène comique des Nuées, Socrate apparaît suspendu dans une corbeille et déclarant : "je chemine dans les airs et j'examine le soleil" (225).

 

Mais la science n'est pas seule en cause, et cette attitude implique une morale. Faire de la cosmologie sans dieux devait nécessairement se traduire par un comportement moral détestable, et c'est pourquoi, dans la foulée, ces mêmes intellectuels, à qui nous devons également la rhétorique, étaient accusés d'immoralité, capables qu'ils étaient, comme on le disait, de faire que "le mauvais raisonnement l'emporte sur le bon" (et l'on songe bien évidemment au même lien qui est fait, et même de nos jours dans certaines parties du monde, entre l'athéisme et l'absence de morale supposée chez les athées). Fatalement, leur enseignement était accusé d'être corrupteur, comme ce fut le cas pour Socrate dans son procès, mais également pour Euripide si l'on en croit la comédie des Grenouilles d'Aristophane.

 

C'est la substance dont se nourrit la "première accusation", une accusation qui n'est pas officiellement mise en avant lors du procès qui conduit à la mort de Socrate, mais qui se trouve dans les mémoires de tous les juges présents. Elle suppose un Socrate prenant résolument le contre-pied des opinions courantes et s'opposant par conséquent à ces "braves gens" évoqués par Georges Brassens (" Non, les brav's gens n'aiment pas que / l'on suive une autre route qu'eux"), un Socrate qui s'est forgé au long des années un profil de contestataire.

 

Non content de ne pas suivre "la même route qu'eux", il s'ingénie à les empêcher de suivre la leur. Sa devise pourrait se trouver dans cette maxime souvent reproduite et que Platon met dans la bouche de Socrate dans le deuxième discours de l'Apologie : P01;δ'O36;νεξP51;ταστοςβP55;ος. οP16;βP55;ωτοςO36;νθρP61;πωι"une vie sans réflexion n'est pas vivable pour un humain" (38a). Mais tout se passe comme s'il fallait contraindre les humains à la réflexion, comme si cela leur était d'une certaine manière contraire, et comme s'il fallait une mission "divine" de l'oracle de Delphes, si respecté des Athéniens, pour exhiber tant de résistance à la pensée communément reçue, celle qui vous dispense de réfléchir alors même qu'une vie sans réflexion est indigne d'un humain.

 

C'est peut-être dans cette perspective qu'il faut situer la proposition faite par Socrate au tribunal d'une peine qui consisterait à être nourri au prytanée, comme un vainqueur aux jeux olympiques, jusqu'à la fin de ses jours, pour service insigne rendu à la collectivité.

 

Ouvrons ici une brève parenthèse : comparer les mérites des sportifs et ceux des intellectuels n'était pas nouveau et nous ne devrions pas ici tenir Socrate pour plus original qu'il n'est en l'occurrence. Un siècle au moins avant lui, le philosophe Xénophane de Colophon avait opposé les larges récompenses reçues par les vainqueurs aux jeux olympiques et l'absence de récompenses pour le sage, alors que c'est le sage qui permet à la cité, par ses conseils, de vivre en harmonie et de prospérer sur le plan économique. L'originalité de Socrate est ailleurs. Fermons la parenthèse.

 

 En effet, là où l'on attend que Socrate propose un châtiment (ce qu'il finit par faire tout de même, rappelons-le, en offrant de payer une amende), il commence par suggérer une récompense. L'objectif semble bien être de déstabiliser les juges dans leurs habitudes de pensée : s'il y a une faute, il doit y avoir punition, et non récompense. La proposition de Socrate souligne le fait que les motifs de la condamnation peuvent être retournés en motifs de gratitude, que l'on peut relire l'ensemble de la situation à la lumière de la mission philosophique dont Socrate se sent investi par l'oracle de Delphes.

 
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4/ On peut dire, en somme, que la pratique philosophique pousse Socrate à vivre et à mourir à contre-courant.

 

Résistant durant sa vie à la pensée commune et à ses facilités (il est toujours plus facile de dire à quelqu'un : "je suis d'accord" que de lui montrer qu'il ignore ce qu'il prétend savoir), résistant dans sa mort à la facilité qui aurait consisté à fuir Athènes, alors que la chose était possible. Il y a même, comme on l'a vu, dans le choix d'obéir aux lois d'Athènes, une acceptation de lois résultant de la contestation continue, et il y a dans la conformité aux usages de la cité une prise en compte du fait que cette cité promeut la possibilité de la contestation à travers l'une de ses plus glorieuses institutions : les concours dramatiques du culte de Dionysos. Après tout, c'est dans l'un de ces concours, le concours de comédies, que Socrate voit le meilleur reflet de la "première accusation": la caricature de lui qu'Aristophane offre au public du culte de Dionysos dans la comédie des Nuées.

 

Les conséquences méritent d'être brièvement évoquées.

 
Tout d'abord, il y a l'immédiat.

Dans l'Apologie, Platon fait dire à Socrate que les Athéniens vont s'attirer une méchante réputation en le mettant à mort. C'est à son avis un mauvais calcul de leur part : s'ils voulaient se débarrasser de lui, à l'âge avancé qui était le sien, il suffisait d'attendre que la nature fasse son oeuvre. Ils auraient eu le même résultat sans les inconvénients. Et l'on se rappelle les anecdotes rapportés à ce propos chez Diogène Laërce : "Socrate, tu es condamné à mort par les Athéniens", réponse : "Oui, ils le sont eux aussi par la nature". (DL 2.33.35). Dans l'anecdotique qui s'attache à la mort de Socrate, il y a également des aspects hagiographiques : ses accusateurs finissent mal, les Athéniens se repentent.

 

Mais enfin, tout cela importe au fond assez peu. Si l'on quitte l'immédiat pour chercher un effet en profondeur de cette mort consentie par respect de la loi, on le trouvera chez ce témoin que fut Platon.

 

Toute l'activité intellectuelle de Platon, on l'a dit souvent, semble avoir été marquée par l'événement que fut la mort de Socrate. Platon le dit du reste lui-même dans sa Septième lettre, un texte dont l'authenticité n'est plus contestée.

Le premier texte de Platon qui saute aux yeux dans ce contexte est évidemment l'allégorie de la caverne dans le septième livre de La République.

On se souvient que dans cette image, les humains sont des prisonniers attachés au fond d'une caverne devant un mur.

 

Sur ce mur défilent des images qui sont en fait des ombres projetés sur le mur par des objets que l'on fait passer dans le dos des prisonniers devant une source lumineuse. Il faudra que l'un des prisonniers de la caverne se retourne, prenne donc le contre-pied de la condition à laquelle on veut le confiner, résiste à la pensée commune, pour qu'il comprenne l'ensemble de la situation. Il verra le feu, la supercherie des ombres sur la paroi, il verra la sortie de la caverne, montera jusqu'au monde extérieur, découvrira la source de la lumière qu'est le soleil, bref, il est l'image de celui qui découvre la vérité à contre-courant.

 

Cela va lui créer le devoir de retourner dans la caverne pour délivrer ses semblables. Mais il arrivera tout ébloui de la lumière extérieure. Il ne sera plus capable, dans l'immédiat, de discerner les ombres. On le couvrira donc de ridicule. Les prisonniers, loin de vouloir se laisser guider hors de la caverne, vont, s'ils le peuvent, se saisir de lui et le mettre à mort.

 

On reconnaît sans peine une description abrégée de la carrière de Socrate, y compris sa mise à mort, dans le comportement de ce prisonnier qui s'échappe des réalités du monde concret, monde d'illusions figuré par la caverne et sa mise en scène d'ombres inconsistantes.

 

On pourrait, pour simplifier, dire qu'on tient là ce qui constitue le versant négatif de la "critique socratique" générée chez Platon par la mort de Socrate.: une mise en image de la résistance à la pensée commune. Penser vraiment, c'est contester. Une fois encore, on est dans la ligne de qu'il fait dire à Socrate dans l'Apologie (38a) : P01;δP50;O36;νεξP51;ταστοςβP55;οςοP16;βιωτP56;ςO36;νθρP61;πωι "une vie sans réflexion n'est pas vivable pour un humain".

Mais il existe un versant positif, et c'est le projet de revoir complètement la question de l'organisation de la société. En cela, il faut ici le rappeler, Platon tout comme Socrate se situent dans la grande tradition athénienne du bouleversement continuel des lois.

 

Pour commencer, rappelons que si La République a quelquefois été comprise comme un projet politique, c'est probablement par une erreur de perspective. Pour Platon, il s'agit dans ce texte d'analyser ce qu'est au fond la justice, en passant par un modèle irréalisable mais permettant de lire dans "les grandes lettres" que constitue la société un texte qui est si difficilement lisible à l'intérieur des individus, à savoir celui du sens de la justice (2.368). On peut en conclure que si les propositions d'organisation sociale contenues dans La République se trouvent parfois heurter de front les habitudes de la société athénienne, (l'un des sommets étant la communauté des femmes et des enfants) on ne saurait cependant considérer ce texte comme un acte de résistance, dans la mesure où sa mise en application n'est pas prise en considération par Platon : les conditions qu'il met à son éventuelle mise en pratique concrète peuvent en effet se lire sur le mode de l'ironie (les rois doivent devenir philosophes ou les philosophes devenir rois [473c-d], il faudrait commencer par éloigner toutes les personnes âgées de plus de dix ans [540e-541b]).

 

Sur l'opposition ferme de Platon à toute forme de violence en politique, nous avons le témoignage qu'il nous donne dans sa Septième lettre (331c-d).

Il en va tout autrement du traité des Lois, dernière oeuvre de Platon, et qui est donnée comme un ensemble de principes d'organisation sociale directement applicables à une cité, par exemple à une cité qui s'appellerait "cité des Magnètes" qu'on irait fonder quelque part avec un groupe de gens qui doivent à cette occasion décider de la manière dont ils vont se gouverner.

 

Une petite remarque préliminaire : nous allons considérer quelques traits des Lois qui présentent un intérêt pour la question d'une réflexion à contre-courant dans la perspective socratique. Il est évident que cela ne doit pas se comprendre comme un plaidoyer pour une mise en application des Lois de Platon. Par plus d'un aspect, ces lois nous rappellent des idéologies totalitaires qui ont fait des ravages. Cela posé, on peut retourner au contexte du quatrième siècle avant notre ère.

 

La preuve du sérieux de cette oeuvre pour ce qui touche son côté réaliste se trouve à n'en pas douter dans les ressemblances souvent frappantes entre les propositions de Platon et la législation attique de son temps. Les recoupements ont été notamment étudiés à Genève, dans sa thèse de doctorat, par Olivier Reverdin. On est donc tenté de dire que Platon tient à ancrer ses lois dans une sensibilité dont il sait qu'elle prédomine dans la société qui est la sienne, puisqu'elle en reproduit des usages, par exemple pour ce qui touche la sobriété des rites funéraires. Dès lors, les écarts, voire les prises de position à contre-courant de son temps peuvent se lire dans Les Lois comme autant de manifestations tout aussi sérieuses et informées de résistance, échos de l'activité qui valut à Socrate sa condamnation, résistance à la pensée commune et remise en question d'un savoir supposé. Révolte, également, contre une société qui causa la mort du philosophe, démontrant par là combien elle avait besoin de continuer à se réformer.

 

Considérons brièvement trois exemples tirés de ce texte : le rôle des femmes, le revenu minimum, l'adultère.

 
1/ le rôle des femmes.
 

Dans la cité des Lois, les femmes jouissent des mêmes droits que les hommes et sont soumises aux mêmes devoirs. Par conséquent, elles ont le droit de vote et sont éligibles (la constitution est démocratique), les filles reçoivent la même éducation que les garçons. Cette proposition fut émise en -348 : reconnaissons qu'il aura fallu longtemps pour que ce conseil pratique soit mis en oeuvre. J'ai moi-même été éduqué dans un protestantisme genevois qui préconisait la limitation des droits politiques aux seuls hommes sous prétexte que les hommes et les femmes sont complémentaires et non semblables, affirmation qu'on appuyait sur la Bible! Et cela dans une Genève où l'on avait pourtant imprimé l'édition de référence de Platon en 1578...

 

Mais il est clair que l'Athènes du temps de Platon était plus contraire encore à la présence de femmes en politique. Platon a du reste prêché par l'exemple autant qu'il l'a pu, admettant à l'Académie des élèves féminines, un trait que nos universités n'imiteront qu'après bien des siècles...

 

2/ le revenu minimal garanti.

 

Les citoyennes et citoyens de la cité des Lois disposent au départ d'un lopin de terre suffisant pour faire vivre leur famille. Ce bien est inaliénable et intouchable. Cependant, l'enrichissement est encouragé et le but recherché n'est pas l'égalité dans l'austérité. Ceux qui s'enrichissent doivent pouvoir profiter de leurs talents, mais ils en font également profiter la communauté : en effet, on tolérera qu'une citoyenne ou un citoyen dispose de rentrées supérieures de quatre fois au revenu minimal inaliénable. Tout ce qui dépassera ce coefficient de différence tombera dans la caisse commune. Il est clair, ici encore, que Platon ne reflète en rien les sentiments de ses concitoyens athéniens. L'idée d'une relative égalité des citoyens dans le passé était un mythe qu'on trouve exposé par exemple chez Démosthène. Seulement, justement, il s'agissait là d'un mythe et les différences sociales du temps de Platon étaient telles à Athènes qu'Aristote devra plaider pour renforcer une classe moyenne qu'il conçoit comme le ciment de la société et dont il redoute l'affaiblissement.

 

3/ le traitement différencié de l'adultère.

 

C'est peut-être l'un des points sur lesquels Platon s'oppose de la manière la plus frontale à ses concitoyens. En effet, les Athéniens considéraient comme normal d'assassiner des adultères pris en flagrant délit (ce qui permettait des mises en scènes de flagrants délits pour extorquer de l'argent), ou encore de tabasser légalement un adultère devant le tribunal qui l'avait reconnu pour tel (dans ce cas-là : interdiction d'utiliser une arme et de tuer la personne). Sur le fond de ces usages brutaux, Platon commence par faire une distinction subtile : la loi ne sera pas la même selon que les adultères ont encore à leur charge des enfants qu'ils élèvent ou qu'ils sont désormais déchargés de ce devoir. Celles et ceux qui élèvent encore des enfants perdront une partie de leurs droits civiques. "Plus tard", lorsque les intéressés ne procréent plus, on considérera que le seul critère est celui de l'ordre public : celles et ceux qui ne le troublent pas, qui se montreront "raisonnables" (σωφρονQ82;νκαP54;σωφρονοQ66;σα) continueront de jouir de tous leurs droits. On mesure la distance abyssale qui sépare ces dispositions des habitudes qui nous sont connues par certains plaidoyers devant les tribunaux de l'époque. Dernier détail cependant. Platon recommande que ces mesures ne fassent pas l'objet d'une trop grande publicité (784e). On croit presque entendre par avance les derniers mots de l'Amphitryon de Molière :

"Tout cela va le mieux du monde :
Mais enfin coupons aux discours,
Et que chacun chez soi doucement se retire.
Sur de telles affaires toujours
Le meilleur est de ne rien dire". (vv.1939-1943)
 

Mais il est une considération qu'on peut sans doute rattacher directement à la mort de Socrate: c'est l'affirmation selon laquelle une société doit avoir une utopie, un but impossible à atteindre, mais qui lui indique de manière claire où est la bonne direction ("Soyons réalistes, demandons l'impossible" proclamera beaucoup plus tard un slogan de mai 68). Dans les Lois, ce but utopique serait une société dans laquelle tous auraient les mêmes sentiments au même moment (739b-e). Nous frissonnons d'horreur en entendant cela, car nous songeons aux idéologies meurtrières du siècle dernier. Et ce n'est pas sans quelques excellentes raisons que Popper classe Platon dans la catégorie des ennemis de la société ouverte. Il faut cependant tenir compte du fait que si chacun partageait jusqu'à un certain point les sentiments de Socrate, non seulement on vivrait une vie éclairée par la réflexion, mais la condamnation à mort de Socrate serait impossible. Or, le but recherché n'est pas la réalisation de l'utopie, mais sa prise en compte dans les décisions qui affectent l'État réel.

 

Pourtant, et malgré cette visée qu'on pourrait qualifier d'"unanimiste", il est un mécanisme dans Les Lois auquel il nous faut à présent revenir : il s'agit du "conseil nocturne" par l'évocation duquel se termine ce très long dialogue. Cette assemblée porte le nom de "conseil nocturne" du fait que ses réunions se dérouleraient avant l'aube, à savoir dans un moment de la journée où l'on n'est pas préoccupé par les problèmes immédiats de la vie. Elle se compose d'une part de personnalités ayant joué un rôle dans la direction de la communauté, d'autre part de personnes plus jeunes (entre 30 et 40 ans) que l'on forme à l'occasion des séances de réflexion de cet organe. Que doivent-ils, que doivent-elles faire? Eh! Bien, on ne peut légiférer sur ce point, dit Platon, c'est à ce groupe lui-même de s'organiser et de fixer son programme en fonction de l'objectif : garantir le bonheur de la cité par une réflexion continue sur l'adaptation des lois aux changements des circonstances. Il y a là une sorte de tentative de domestiquer le fauve qui, dans le passé d'Athènes, a provoqué les crises politiques d'une cascade de contestations telles qu'on peut les lire dans La constitution d'Athènes, mais également la conscience du fait que la contestation, la remise en question en continu, est un besoin de l'État, tout comme est un besoin de l'individu celui de réfléchir en continu : "une vie sans réflexion n'est pas vivable pour un humain".

 

Sur la forme, on a voulu voir (Glenn Morrow) dans ce conseil nocturne un reflet de l'académie de Platon elle-même. Sur le fond, on retrouve le souci qui préside à l'esprit des fêtes de Dionysos : la tragédie et la comédie sont là pour assurer la vitalité de la réflexion sur la vie du groupe, elles secouent la cité pour lui permettre de mieux poursuivre son existence.

 

Petit détour, pour finir, par Genève et Jean-Jacques Rousseau dans son Contrat social. Deux éléments présents chez Rousseau semblent en effet sortis, partiellement du moins, du procès et de la mort de Socrate.

 
 

Après avoir affirmé que seul le pacte social exige l'unanimité, tandis que les lois votées à la majorité ne reflètent que des divergences possibles entre citoyens sur la volonté générale, Rousseau affirme que se demander comment il est possible que des opposant